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« Paris, musée du XXIᵉ siècle. Le 18ᵉ arrondissement », de Thomas Clerc : le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault

« Paris, musée du XXIe siècle. Le 18e arrondissement », de Thomas Clerc, Minuit, 620 p., 25 €.
Il y a beaucoup de références derrière le projet de Thomas Clerc d’épuiser les arrondissements de Paris en les écumant rue par rue, zone par zone : Perec bien sûr, Aragon, Baudelaire, Breton… Mais c’est surtout au cinéma qu’on pense, à un film de Chantal Akerman, composé de longs et très lents travelings qui avalent une rue, ses détails, les personnes qui la traversent, s’y arrêtent ou y vivent. Après le 10e, où il a vécu quinze ans (Paris, musée du XXIe siècle. Le 10e arrondissement, Gallimard, 2007), c’est le 18e qu’il choisit d’arpenter. Alors que dans le premier volume, il tapait contre les immeubles des années 1970, souvent affublés du sigle AFS (à faire sauter), il s’installe cette fois (« J’avais changé d’avis ») dans une résidence construite en 1972, au 14-16 de la rue Marc-Séguin, près du métro Marx-Dormoy. La rue Philippe-de-Girard, qui relie le 18e et le 10e en sillonnant l’un et l’autre, fait aussi le pont entre les deux livres, « c’est la seule qui fasse le lien entre ces deux mondes ».
Dans Paris, capitale du XIXe siècle (Cerf, 1989), autre référence à laquelle Thomas Clerc rend hommage dans son titre, Walter Benjamin (1892-1940) distingue deux figures du quadrillage des villes modernes : le flâneur, nez au vent, randonnant dans la ville comme dans la nature, et le collectionneur, le chiffonnier, scrutant le sol à la recherche de trouvailles parmi les rebuts. Leur marche les distingue : l’une est vague, rhapsodique, impulsive, l’autre est méthodique et compulsive. Thomas Clerc combine les deux : comme le flâneur, il déambule dans son quartier, va à la dérive, confiant dans le hasard ­objectif (auquel il donne le nom contemporain de « sérendipité »), ouvert à la ­rencontre, à la surprise et à la rêverie ; comme le collectionneur, il accumule avec méthode détails et trouvailles : prospectus, graffitis, conversations téléphoniques, chansons, cris, dialogues ordinaires, provocations, affiches, objets perdus. Les puces de Saint-Ouen sont à la limite nord de son secteur et il ne s’y rend pas (dans le livre), mais on apprend qu’il s’y fournit régulièrement en mobilier et en vêtements.
Le 18e arrondissement est beaucoup plus grand que le 10e – il compte 425 rues, places, avenues ou squares, alors que son voisin, plus central, n’en a que 155 –, il est beaucoup plus peuplé également, donc le livre est ici beaucoup plus gros (600 pages, contre 260 pour le précédent). Thomas Clerc a le sens des proportions. A quoi tient qu’on ne s’ennuie jamais en lisant ces descriptions hyperdétaillées de lieux ordinaires et de situations banales ? Sans doute au fait que l’écrivain a aussi le sens des disproportions. L’attention ­maniaque à tout a un pouvoir quasi hypnotique. On se laisse absorber par la description sans pouvoir en sauter une ligne car, si la ville est démesurément approfondie, grossie, elle l’est avec une méticulosité qui tient de la miniature. Chaque détail est un feuilleté de temps et de langage, prétexte à jeux de mots, souvenirs personnels, histoires partagées.
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